Chaque langue est le reflet unique d’une culture, d’une manière de voir le monde, et d’un patrimoine oral ou écrit transmis à travers les générations. Aujourd’hui, cependant, environ 40 % des langues dans le monde sont menacées de disparition, selon les chiffres de l’UNESCO. Si rien n’est fait, près de 3 000 des 7 000 langues pourraient disparaître d’ici la fin du siècle – sans compter les dialectes. Mais à l’ère du numérique, Internet pourrait bien être un allié inattendu dans la sauvegarde de cet héritage.
Alors que la mondialisation pousse à l’uniformisation linguistique, notamment avec la prédominance de langues comme l’anglais, l’espagnol, ou le chinois, des initiatives en ligne émergent pour documenter, promouvoir et enseigner les langues en voie de disparition. Mais comment Internet peut-il réellement contribuer à la préservation de cette diversité linguistique ?
Une diversité linguistique en péril
La numérisation des langues menacées
Le premier pas vers la sauvegarde des langues passe par leur documentation et leur enregistrement. Cela signifie capturer des formes orales, écrire des grammaires et des dictionnaires et documenter les contextes culturels où ces langues sont utilisées. Avant l’ère d’Internet, cette tâche était réservée à des linguistes isolés travaillant sur le terrain, avec des ressources limitées. Aujourd’hui, grâce à Internet, ce travail de documentation peut être partagé à l’échelle mondiale et ses fruits, mis à la disposition de tous.
De nombreux projets collaboratifs en ligne se sont ainsi multipliés, tels que « Wikitongues » et « The Endangered Languages Project », que je vous invite grandement à découvrir.
- Dans la continuité de Wikipédia, la plateforme Wikitongues est une initiative encyclopédique participative. Elle s’appuie sur la vidéo pour documenter les langues à travers des enregistrements de locuteurs natifs qui parlent et expliquent leur langue maternelle. Ces vidéos sont ensuite partagées gratuitement sur Internet, créant ainsi une base de données visuelle accessible à tous.
- The Endangered Languages Project (ou « projet sur les langues en danger ») s’appuie également sur des contenus audio-visuels : vidéos, enregistrements audio et ressources linguistiques en lien avec des langues menacées. Ce site permet aussi aux communautés de locuteurs de contribuer activement à la sauvegarde de leur propre langue en téléversant des contenus, aidant ainsi à leur préservation.
Ces projets permettent non seulement de conserver des échantillons des langues, mais aussi d’inviter le monde entier à découvrir cette richesse linguistique. Cela contribue à sensibiliser davantage le public aux risques encourus par ces langues en danger, et ouvre la voie à une meilleure compréhension interculturelle.
L’enseignement en ligne des langues menacées : un outil puissant
La simple documentation d’une langue ne suffit pas à la maintenir vivante. Pour que celle-ci continue d’être utilisée, elle doit être transmise aux nouvelles générations. Dans des contextes où les locuteurs natifs sont peu nombreux ou isolés, Internet devient un vecteur d’apprentissage essentiel. Impossible, en effet, de disposer de professeurs pour tous les apprenants potentiels. Impossible également, dans bien des cas, de faire se rencontrer physiquement les enseignants et leurs élèves.
Heureusement, des outils collaboratifs comme Italki permettent à des locuteurs natifs d’enseigner leur langue, directement via des sessions vidéo, à des étudiants du monde entier. Cette approche à la demande permet non seulement de maintenir l’usage de ces langues vivantes, mais aussi de créer un marché pour l’enseignement des langues en voie de disparition.
Grâce aux MOOCs (cours ouverts et gratuits en ligne) et aux autres plateformes d’apprentissage numériques, ces problèmes sont gommés progressivement. Internet a tout simplement révolutionné la manière dont les langues peuvent être enseignées. Par exemple, des plateformes comme Duolingo ont intégré des langues en danger telles que le gallois, le navajo ou encore l’hawaïen. Si ces cours ne remplacent pas un apprentissage en immersion, ils permettent néanmoins aux apprenants de s’initier à des langues peu parlées et d’attirer l’attention sur leur importance.
Les réseaux sociaux, une scène pour les idiomes oubliés
Si Internet est souvent vu comme une menace pour les langues locales, dominé par l’anglais ou d’autres langues majoritaires, il offre aussi une plateforme mondiale où les langues menacées peuvent retrouver un espace d’expression. Les réseaux sociaux jouent ici un rôle crucial.
Sur Twitter, Facebook, ou Instagram, des communautés se sont formées autour de la revitalisation des langues. Le hashtag #revitalization permet, par exemple, aux locuteurs de partager des mots, des expressions ou des contenus dans des langues qui autrement seraient peu présents en ligne. Cela a un effet double : ces langues retrouvent une visibilité, et les jeunes générations, souvent les plus actives sur ces plateformes, sont réengagées dans leur apprentissage.
En donnant un nouveau terrain d’expression à ces langues, Internet permet de connecter des locuteurs isolés. Des initiatives comme @IndigenousTweets recensent les tweets publiés dans plus de 100 langues autochtones, créant ainsi un réseau global de locuteurs.
L’attrait grandissant pour les langues, en grande partie dû aux univers fantastiques (séries, films, romans, jeux vidéo…) contribue grandement à l’apparition d’une nouvelle génération de philologues amateurs, qui se rassemblent en communautés.
Si Internet permet à des langues fictives d’exister, on peut constater aussi son énorme potentiel en ce qui concerne les langues en danger. Voire, pour les langues mortes. Demain, un retour du latin parlé ? Car, oui, Internet est avant tout une somme de connaissances. Les historiens et les archéologues ne travaillent plus seuls à la redécouverte et à la préservation des langues et des savoirs. Très récemment, pour ne donner que cet exemple, des amateurs de linguistique du monde entier se sont rassemblés, à l’occasion d’un concours inédit, pour déchiffrer les papyrus brûlés d’Herculanum.
Les défis d’un Internet au service des langues menacées
Si les opportunités offertes par Internet sont indéniables, des défis subsistent quant à l’utilisation du numérique pour préserver les langues en danger.
- L’accès à la technologie : les communautés qui parlent les langues menacées sont souvent situées dans des régions isolées où l’accès à Internet est limité. Cela pose la question de l’infrastructure nécessaire pour connecter ces zones rurales et les intégrer dans le monde numérique. Heureusement, des solutions existent pour couvrir ces zones blanches en Très Haut Débit et relier ces communautés isolées au réseau Internet mondial, afin de préserver leur patrimoine linguistique.
- Gestion des données : l’enregistrement de milliers de langues en danger pose aussi un défi en termes de stockage et de gestion des données. Les plateformes doivent garantir que ces informations restent accessibles sur le long terme, sans risquer de perdre les enregistrements ou de les voir effacés au fil des mises à jour.
- Standardisation des formats : le manque de standardisation des formats de fichier pour l’archivage audio, vidéo et textuel des langues rend parfois difficile leur diffusion sur différentes plateformes. Une coordination mondiale entre institutions linguistiques et technologiques est donc nécessaire.
- Monétisation et exploitation culturelle : le risque d’une dérive commerciale des langues menacées est bien réel. Les plateformes doivent rester attentives à respecter les droits des communautés qui partagent leur patrimoine linguistique en ligne, sans en restreindre l’accès.
- Promotion : les pouvoirs publics et les acteurs privés doivent agir pour promouvoir les plateformes et outils linguistiques collaboratifs. D’un point de vue historique et politique, la préservation des langues n’est devenue une priorité que récemment. Pendant des siècles, en effet, les États ont plutôt eu tendance à interdire l’enseignement et la diffusion des langues régionales au profit d’idiomes uniques, centralisés, afin de consolider le pouvoir. Aujourd’hui, il est vital d’inverser cette tendance et de populariser les outils à disposition dans la préservation de ce patrimoine de l’humanité.
Internet, un allié inattendu pour les langues menacées
Internet, par son uniformisation des contenus et la domination des grandes langues mondiales, contribue à la disparition des langues menacées. C’est un fait.
À l’inverse, il est tout aussi vrai qu’Internet peut offrir un refuge et une seconde chance à ces langues en voie d’extinction. À travers la numérisation, l’enseignement en ligne, les réseaux sociaux et les projets collaboratifs, il devient possible non seulement de préserver ces langues, mais aussi de les réintroduire dans le quotidien des nouvelles générations.
L’avenir des langues menacées passe donc peut-être par le numérique, à condition que des efforts conjoints soient faits pour garantir que ces opportunités soient accessibles à tous. Nous avons un rôle à jouer pour faire en sorte que cet avenir soit une réalité.